Mûrir et mourir

photo: Moniales dominicaines d’Estavayer


par Fr. Guy Musy OP

J’écris ces lignes ce mercredi matin 25 novembre au moment même où l’on ferme le cercueil du frère Bernard.

« Vous ne reverrez plus mon visage ! »


Ainsi s’adressait Paul aux chrétiens de Milet qu’il pressentait ne plus revoir de son vivant. Moment d’intense émotion qui marque une césure entre un avant chargé de souvenirs et un après qui, quoi qu’on dise, demeure mystérieux. Comme ce Dieu vers qui va toute vie.


Hier, je méditais seul face à ce visage que nous n’allions plus revoir. Dans la salle capitulaire des moniales d’Estavayer où Bernard reposait, veillait à son chevet une Pietà. La Mère portait son fils mort abandonné entre ses bras. Image de la miséricorde divine et celle de l’Ordre que Bernard sollicita de ses frères un jour de l’année 1954 – il avait 21 ans –  quand ils lui remirent l’habit dominicain qui l’enveloppe aujourd’hui encore dans son ultime couche.


Deux ans plus tard, mon tour vint de faire la même démarche. Depuis, nos itinéraires se sont souvent croisés, enchevêtrés et superposées sur ce chemin que lui comme moi avions emprunté au sortir de nos adolescences, dans l’exultation de nos vingt ans.


Juin 1960, six ans plus tard. Bernard me fit découvrir son cher Veysonnaz, accroché sur un flanc des Mayens de Sion, dominant la vallée du Rhône. Il vit le jour dans ce village ensoleillé le 29 septembre 1933, cadet d’une fratrie de quatre frères et trois sœurs dont il était à sa mort  l’unique survivant. Dans un entretient plutôt récent, il révélait que c’était le « régent »  de la commune – son instituteur d’école primaire – qui l’avait orienté vers le « petit séminaire » de Sion. Et de là, de fil en aiguille, il en vint à frapper un jour à la porte des Dominicains et célébrer à Veysonnaz sa première messe à laquelle il m’avait invité. Journée inoubliable.


Dans la petite église de Veysonnaz, le primitiant était escorté par deux curés « Bonvin » de sa parenté, celui de Monthey et celui de Fully et, depuis la chaire de vérité, les envolées oratoires du Père de Riedmatten emplissaient le modeste auditoire.


J’avoue à ma honte avoir surtout retenu de ces solennités le souvenir de la raclette au feu de bois qui suivit la messe. En plein air, sous le soleil de midi, à l’ombre de quelques mélèzes. Une découverte pour ce fribourgeois qui  jusque là ne connaissait que la fondue ! Puis, les framboises à la crème dégustées à même le pâturage.


Dans les mois qui suivirent, Bernard fut « assigné » à la communauté dominicaine de Lausanne, au Centre Universitaire  Catholique – le CUC, au 29 du Boulevard de Grancy –  et devenait aumônier à l’Université de Lausanne. Il y retrouvait le P. de Riedmatten,  supérieur local  et le frère Luc Dumas aumônier aux gymnases et collèges lausannois.


Un chapitre provincial en 1965 – mémorable lui aussi- s’adonna au jeu des chaises musicales. Bernard était appelé à remplacer le frère Henri Stirnimann, jusque là Père Maître des étudiants au couvent St-Hyacinthe de Fribourg, et je fus prié d’interrompre (?) des études de doctorat menées à Heidelberg pour reprendre la charge de Bernard à Lausanne. En ce temps-là, les ordres capitulaires ne se discutaient pas. On faisait confiance à l’obéissance qui, paraît-il, réussit toujours à celui qui en donne des preuves. Bref, je me rendis recto tramite dans la capitale vaudoise où je fus accueilli par celui qui devait la quitter. C’est en me passant son tablier d’aumônier que je pris conscience de l’inventivité et de la fécondité du ministère de Bernard. Je n’avais plus qu’à me laisser glisser  dans son programme pour en savourer les fruits. A cet effet, il me fit connaître nombre de ses amis et connaissances qui facilitèrent mon parachutage et qui nous demeurèrent fidèles tout au long de nos vies.


Quelques années plus tard, au début des années 70, l’« obéissance » amène notre Bernard cette fois-ci à Genève pour assumer le poste devenu vacant de responsable d’une autre aumônerie universitaire confiée aux dominicains suisses. Cette présence de quelques années au CUC de Genève devait introduire Bernard dans le service d’aumônier du MIEC (Mouvement International des Intellectuels Catholiques), un milieu où il se sentait particulièrement à son aise.


On devait le retrouver quelques années plus tard au Couvent Saint-Jacques de Paris  entreprenant des recherches qui devaient aboutir à la rédaction d’une thèse de doctorat soutenue à la Faculté de Théologie de Fribourg sous la direction du regretté frère Guy Bedouelle, alors professeur d’histoire dans cette Faculté. Cette thèse, révisée, donnera lieu à une publication aux Editions du Cerf en 1989, sous le titre : Lacordaire Jandel, suivi de l’édition originale et annotée du Mémoire Jandel : « La restauration de l‘Ordre dominicain en France après la Révolution, écartelée entre deux visions du monde ».


En 1977, Bernard regagne Lausanne pour devenir directeur et animateur du service de la formation permanente des agents pastoraux de Suisse romande. Une charge confiée par les évêques qui l’amènera à sillonner cette région pour y organiser des sessions de recyclages pastoraux ou théologiques.  Ce n’est qu’à mon retour du Rwanda, fin 1989, que j’ai recueilli beaucoup de témoignages faisant l’éloge de ce travail. En particulier dans le Jura, qui a conservé de Bernard un merveilleux souvenir de ses passages aux rencontres de Sancey, en Franche-Comté voisine.


Et le voilà de retour au couvent de Genève en 1987, cette fois-ci pour assumer la  direction du Centre Œcuménique de Catéchèse de ce canton. C’est donc au couvent de Cologny, appelé à cette époque « Centre Saint-Thomas », que je le retrouve fin 1989. Les autorités provinciales m’avaient demandé d’assurer pour une année un poste de vicaire à la paroisse St-Paul qui nous était confiée, puis pour une autre année l’administration de cette même paroisse privée de son pasteur, le frère Dominique Louis, alors gravement malade. A la suite de sa démission en 1991, ce fut Bernard qui fut choisi pour le remplacer. Une charge de curé, assumée pendant une dizaine d’années avec un réel et vif souci de ses responsabilités.


Les circonstances ont voulu que je demeure assigné dans ce couvent genevois pour des fonctions extra-paroissiales. J’ai donc été témoin comme tant d’autres du zèle de Bernard. Un propos un peu trivial sorti un jour de sa bouche le caractérisait tout entier : « Je couche avec ma paroisse ». Autrement dit, le souci qu’il avait pour elle le tenait éveillé jour et nuit. Impossible pour lui de prendre un repas commun sans qu’il ne courût plusieurs fois répondre au téléphone qui sonnait dans la pièce voisine. Ce n’était pas encore l’heure du smartphone !


Bernard connut sans doute beaucoup de joies dans ce ministère. Je me souviens en particulier de l’inauguration des grandes orgues qui manquaient à notre église. Pour réaliser ce beau mais ambitieux projet, Bernard avait lancé une souscription qui atteignit en très peu de temps des records inégalés. Il dut aussi apprendre à composer avec des collaborateurs dont les méthodes différaient des siennes. Ce qui est le lot de toute entreprise commune, contrainte de s’ajuster à l’apport particulier des uns et des autres.


Puis vint pour Bernard, comme un soulagement, ce très long séjour  à l’aumônerie de nos chères moniales d’Estavayer. La période de sa vie qui a le plus marqué nos contemporains. Je ne reviendrai pas sur les témoignage de nos Sœurs, sur ceux de ses nombreux visiteurs et amis qu’il recevait « chez lui » avec chaleur et écoutait avec grande attention. Son espace d’aumônerie aménagé avec un goût artistique certain par le père Rzewuski, un ancien aumônier, donne sur un jardin intérieur, accroché aux remparts de la petite cité.


Ce « petit paradis » était pour Bernard son Cassiacum. Comme ce lieu le fut pour Augustin. Un endroit beau et paisible, propice à la prière, à la méditation, à la lecture, l’écriture et la musique. Même si Bernard se compare dans l’un de ses écrits à un « ermite », ce lieu ne fut jamais pour lui une prison ou un « hortus conclusus ». Il savait s’en échapper pour rejoindre ses concitoyens d’Estavayer, les choristes de la paroisse et desservait les week-ends des églises voisines sans pasteurs à demeure.


Au cours de cette retraite active, Bernard développa ses dons littéraires, les mettant surtout à profit de méditations spirituelles. J’ai compté sur les rayons de notre bibliothèque conventuelle genevoise douze ouvrages ou opuscules qui portent son nom, parus ces vingt dernières années. La plupart aux Editions Ouverture à Le Mont sur Lausanne où Bernard avait ses entrées. La même maison d’éditions fait paraître la revue « Itinéraires ». Bernard faisait partie de son comité de rédaction et chaque livraison ou presque publiait un article de sa plume. Enfin, je me réjouis, si Dieu le veut, de lire son « Abécédaire » sa dernière œuvre, « posthume » celle-ci, qui attend sur la mémoire d’un ordinateur la chance et le plaisir d’être éditée.


Parmi toutes les personnes qui frappaient à sa porte, s’annonça un  jour un visiteur qui n’était pas particulièrement attendu. Cet hôte indiscret finit par s’incruster et ne plus vouloir se retirer. Pendant des années Bernard tenta de lui faire comprendre qu’il n’était pas désiré. En vain. Il finit par l’accepter et même, m’a-t-on dit, avec le sourire. Cette cohabitation singulière prit fin le 21 novembre dernier. Bernard cessa de souffrir dans son corps et entra dans la VIE. 


En guise d’adieu à Bernard je ne puis mieux faire que reprendre une citation glanée dans son dernier ouvrage: « Qu’il est bon de reporter sa vie à cet horizon où mourir et mûrir se joignent et se confondent ». Bernard aimait répéter qu’il avait eu « une belle vie ». Elle lui a permis de mûrir et porter de beaux fruits. / GM